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Gaëtan Gosselin / MICHEL LAMOTHE, l'ami photographe

https://vuphoto.org/fr/articles/eclaireurs-6-gaetan-gosselin-et-michel-lamothe/

Tout simplement parce qu’il a sans cesse de la campagne plein les yeux.
                                                                                           William Faulkner

Éclaireurs / Éclaireuses — Un projet du centre d’artistes VU qui propose la rencontre d’auteurs et d’artistes en art actuel du Québec autour de pratiques en relation avec le photographique. Cette initiative s’est concrétisée en réponse au contexte de la COVID-19 afin de rendre visible des parcours possibles entre les images.

Éclaireurs 1 —Jade Boivin et Jean Michel René 
Éclaireuses 2 —Mathilde Bois et Nicole JolicoeurÉclaireurs 
Éclaireurs 3 —Sevia Pellissier et Chuck Samuels
Éclaireurs 4 —Charles Guilbert et Sébastien Cliche
Éclaireuses 5 —Eve Laliberté et Alphiya Joncas
Éclaireurs 6 —Gaëtan Gosselin et Michel Lamothe

Photo : Michel Lamothe, sans titre, © 2018, 81 x 99 cm
Article publié le 12 juillet 2020

Britt Hatzius / BLIND CINEMA




Blind Cinema est une expérience artistique qui consiste à réunir dans une salle de cinéma des spectateurs qui ont les yeux bandés afin que des enfants, âgés de 9 à 11 ans, leur chuchotent à l’oreille le contenu du film qu’ils voient pour la première fois. La trame sonore du film ne comporte que des sonorités d’ambiance. Il n’y a ni dialogue, ni monologue. Au terme de la projection qui dure une cinquantaine de minutes, aucun des spectateurs n’aura vu le film projeté sur l’écran, sauf les enfants tenus d’en raconter le contenu.

Ce magnifique projet de Britt Hatzius fait partie des nouvelles formes artistiques qui cherchent à élargir les dimensions de la pratique de l’art à travers des procédés qui ont pour but de transcender une expérience commune —dans ce cas-ci l’audio description que l’on peut expérimenter à la télévision notamment— en une expérience sans précédent et capable de générer auprès du public de l’émerveillement tout autant que de l’incertitude. Blind Cinema appartient, en effet, à cette catégorie d’œuvres artistiques qui cherche à transformer l’expérience habituelle du public par des actions de nature participative, relationnelle et sensorielle. On peut l'inclure au même registre que les chorégraphies haptiques de Kenji Ouellet 1, les tête-à-tête multi sensoriels de Stéphane Gladyszewski 2 et les installations «vibrotactiles» de Chris Salter 3, des œuvres conçues dans la perspective d’expériences personnalisées dans l’obscurité.

Il faut reconnaître que ces nouvelles formes d'art ne mettent pas vraiment l'intelligence du spectateur au service de l'appréciation de l'œuvre ou de l' intention artistique. Elles proposent plutôt des contextes de participation inusités qui suscitent à la fois de la curiosité et de l'appréhension à l'égard du déroulement de l’expérience. La délectation artistique rendue habituellement possible par le contentement que procure la réalisation d’une attente ou d’un désir qu’il est possible d’anticiper —ce qui se produit de manière conventionnelle à la vue d’une sculpture, d’une toile ou d’un spectacle de danse— fait donc place à une expérimentation du mystère, au déploiement d’une aventure voire d’un «évènement» qui engendrent plus d’espoir et de fébrilité qu’un désir de jouissance !

Pensé dans cette veine, Blind Cinema est un dispositif qui comporte un ensemble d’actions et de réactions qui transforme si radicalement la nature même de l’expérience cinématographique qu’il n’en reste du « cinéma » que le mot ! Blind Cinema s’avère en effet un leurre 4 par lequel le spectateur est convié, sans le savoir, à s’inventer son propre film, sa propre fiction. Trois facteurs sont particulièrement déterminants dans l’accomplissement de ce projet artistique : 1. la nature du dispositif mis en place; 2. la performance de l’enfant et 3. l’aveuglement du spectateur.

Commençons par la nature du dispositif. D’entrée de jeu, il faut dire que la rencontre cinématographique proposée par Blind Cinema n’a pas lieu même si l’ensemble des éléments du dispositif cinématographique —écran, projecteur, images, son, obscurité— sont bel et bien réunis en temps réel. Confortablement assis sur sa chaise, le spectateur aux yeux bandés ne voit ni le film ni l’enfant qui en dicte le propos. Ce qu’il entend —les sonorités d’ambiance en provenance de l’écran et la voix de l’enfant chuchotée en provenance d’un cornet transmetteur — il est le seul à l’entendre. Plongé dans le noir total, le spectateur se révèle être en fait un «auditeur» : désormais à l’écoute, il n’a droit qu’à des indices narratifs plutôt vacillants et invérifiables d’une voix d’enfant.

Puisque aucune image en mouvement ne sera vue par le spectateur, Blind Cinema en arrive à abolir la modalité centrale du cinéma —les images et les rapports d’images— pour mettre en branle une forme de cinéma fantasmé, essentiellement autistique, un fruit de l’imagination du spectateur engendré par une voix d’enfant et le lot des images mentales qui en découle 5. S’apparentant au rêve, voire à une hallucination, Blind Cinema suggère la construction d’un film intérieur qui restera jalousement secret, mystérieux s’il n’est à son tour, un jour, raconté ou à développer comme on le dit d’une image virtuelle enregistrée sur une pellicule photographique. Or, cette part cachée et virtuelle de l’expérience que nous propose Britt Hatzius —toutes ces images mentales engendrées par son dispositif et la culture visuelle de chaque participant— constitue l’un des plus riches questionnements portés par cette œuvre sur les mécanismes de la «représentation» et les possibilités de «l’imagination» 6. Blind Cinema est en quelque sorte une invite à la psychanalyse des publics, un équivalent du ,i.Test de Rorschach pour spectateur replié sur son monde intérieur !

Cela dit, la portée, le sens et la singularité de l’expérience proposée par Britt Hatzius reposent grandement sur la présence et la performance des enfants. On doit d’abord constater que la compréhension de la tâche à accomplir varie d’un enfant à l’autre. S’agit-il de décrire ou de raconter, de dire ou d’inventer ? Tout cela demeure nébuleux dans le rendu de la narration enfantine. Il n’en reste pas moins que dès leur arrivée dans la salle, certains enfants se mettent à l’ouvrage pour commenter l’entrée des derniers spectateurs et le mouvement des techniciens de scène qui s’activent avant le début du film ! Il s’agit certes d’une dimension cachée du dispositif qui échappe totalement au dessein de l’artiste et qui confirme la nature particulièrement indéterminée du processus de diversion qui est en marche. D’autres enfants, en vertu de leurs capacités ou de leur état physique, ont du mal à suivre le rythme des images ou manquent tout simplement d’énergie pour compléter la description du film. Le long silence des uns, opposé à la volubilité énergique des autres, conditionne l’expérience qui prend, pour certains spectateurs, l’aspect d’un «rendez-vous manqué» en induisant chez eux une expérience d’incomplétude et de relative frustration. Pour d’autres spectateurs, la performance verbale de l’enfant a vite fait de leur procurer un ravissement. Dans tous ces cas, des relations d’incertitude et de grande variabilité s’imposent au sein d’une même expérience artistique qu’on pourra qualifier d’inclassable 7.

Il nous faut souligner que les enfants entrent en scène une fois que les spectateurs sont installés sur leurs chaises, les yeux bandés. Avant même que la séance ne débute, les spectateurs n’ont donc aucune idée de l’âge ni du sexe ni de l’apparence physique de l’enfant. Il n’ont que la connaissance de leur voix anonyme, transmise par un cornet dans le contexte d’une proximité physique qui suscite dès le départ une dérivation de l’attention : qui est donc cet enfant sans visage qui me parle, dont j’entends le souffle à proximité de mes oreilles, lui, désormais placé dans un rapport d’intimité relative ? Est-il grand ou petit, fille ou garçon, timide ou déluré ?

Phénomène particulièrement troublant, ou intriguant, le truchement de la voix chuchotée métamorphose le «rôle» de l’enfant anonyme qui passe de médiateur à celui de «médium» au sens que donnent à ce mot les sciences paranormales ! En effet, la voix chuchotée de l’enfant est ici l’expression de faits tangibles qui échappent au spectateur parce qu’il n’y a pas accès — ce film qu’il ne voit pas— mais dont on lui livre le contenu comme s’il s’agissait d’un oracle. Tel le diseur de bonne aventure, l’enfant se met à raconter ce qu’il voit, ce qu’il entend. S’agit-il d’un mensonge, s’agit-il de la vérité ? L’incertitude plane et le mystère reste entier puisqu’aucun moyen de vérifier n’est à la portée d’une conscience objective. Le spectateur n’a donc d’autre choix que de croire et de se laisser porter, puisque le chuchotement et les murmures ambiants demeurent, dans la culture occidentale, ce par quoi on a accès à certaines vérités, à des secrets... 8 À cet égard, on peut dire que Blind Cinema constitue, à travers l’usage des voix chuchotées, un rituel quasi initiatique réservé à la seule conscience individuelle, lequel prend habituellement forme dans les lieux sacrés de la culture (église, confessionnal, bibliothèque, musée, temple, salle de cinéma...). Les voix murmurées de Blind Cinema suggèrent une sorte d’envoutement —une magie des mots, un Sésame— par lequel les images mentales d’une fiction en devenir adviennent graduellement, au rythme d’un rituel qui s’avère quasi mystique !

L’aveuglement du spectateur constitue le troisième facteur déterminant de l’expérience. Rivé à son siège et privé de la vue au sens propre du terme, l’auditeur de Blind Cinema est placé dans un contexte paradoxal puisqu’il se trouve privé de sa capacité de juger la proposition artistique à laquelle il participe : bien qu’il sache qu’un film est projeté sur l’écran, que des sons en émergent, qu’un enfant lui en relate le contenu, le spectateur est totalement aveuglé au sens figuré du terme puisque incapable de tout discernement à l’égard des circonstances ! Sur le plan du contenu et de l’aboutissement artistiques, l’œuvre de Britt Hatzius constitue, pour le spectateur, une sorte de degré zéro de la connaissance : au terme de la projection filmique, le spectateur n’en tire que bien peu d’enseignements didactiques, historiques ou artistiques. Tous les spectateurs s’en remettront à des perceptions subjectives, à des constats chimériques, à des regards pensifs...9

Il appert en effet que Blind Cinema limite grandement la capacité des spectateurs à exprimer une opinion artistique et esthétique au sens traditionnel du terme. À l’instar de la délectation, l’appréciation esthétique est abolie parce qu’impossible et non avenue. Centré exclusivement sur une perception de présences humaines et sonores, Blind Cinema propose une avenue inédite de médiation culturelle dont le principal objectif est d’affranchir les spectateurs de toutes leurs idées préconçues sur les fonctions et les finalités de l’art. L’artiste Britt Hatzius agit en démiurge en créant un monde qui s’avère un leurre —le dispositif de la rencontre à l’aveugle— au service d’une visée théorique et spéculative, soit de faire du spectateur la mesure de toute son entreprise 10. Il nous faut comprendre par là que le Blind Cinema de Britt Hatzius n'a rien à voir avec le Cinéma Paradiso qu'a brillamment illustré le réalisateur Giuseppe Tornatore 11. Blind Cinema est plutôt un «prétexte filmique» et un «méthodique subterfuge» qui a pour but de mettre le spectateur au centre du dispositif cinématographique de telle sorte qu'il soit à même de produire ses propres images mentales 12, sous la forme d’auto représentations, d’auto fictions et d’auto suggestions telles qu’on les rencontre dans l’univers de la photographie (autoportrait), de la littérature (autobiographie) et de la psychologie (introspection).

L’œuvre de Britt Hatzius ouvre ainsi la voie, dès les premières minutes de son déroulement, à un visionnement imaginaire, substrat d’une histoire parallèle contée par des enfants, dans le cadre d’une expérience qui efface d’entrée de jeu tous les repères de l’espace et du temps. Le spectateur et le projectionniste sont en quelque sorte confondus en une seule entité par laquelle une fiction personnelle émerge et qui ne pourra être partagée avec d’autres que si les circonstances le permettent, tel qu’on le fait dans la vie quotidienne pour un rêve... C’est dans ce contexte, raconte Britt Hatzius, que les échanges après le spectacle deviennent cruciaux : (...) Maintenant que j'ai présenté Blind Cinema plusieurs fois, je constate que le public reste toujours à leurs sièges assez longtemps pour parler entre eux de leur expérience personnelle.

                                                     * * *

À n’en pas douter, Blind Cinema constitue une expérience artistique en rupture avec les modalités traditionnelles de la médiation artistique qui amènent la plupart du temps le spectateur ou l’auditeur dans une zone de dialogue avec l’œuvre. Dans le cas de Blind Cinema, le propos de l’œuvre demeure insaisissable et son aboutissement un mystère. Sentiment d’impuissance en contrepartie d’une quête jamais finie ? Manifestement, l’œuvre suscite du dialogue entre les spectateurs, les amenant naturellement à se confier. Émergence d’autres murmures et convergence d’autres images ? Il y aurait encore beaucoup à dire et à retenir de ces images et réflexions qui sont produites par cette rencontre artistique...

Mélangeant les phénomènes de la croyance et de l’expérience tout au long de son déroulement, le Blind Cinema de Britt Hatzius invente une forme d’art mutuel et intimiste dont la réussite repose sur la construction d’une allégorie artistique similaire à l’Allégorie de la caverne13 de Platon : ces voix d’enfants ne sont-elles pas ces ombres portées qu’observent béatement les hommes de la caverne privés de soleil et à travers lesquelles ils s’inventent un monde ? Le projet de Britt Hatzius laisse certes dubitatif ou étonné chacun des spectateurs au sortir de la projection. Mais heureux sont-ils tous d’être tombés pour un temps dans le monde de l’enfance !

Notes
1 Kenji Ouellet, Pièce touchée no.2, Mois Multi, Québec, édition 2012

2 Stéphane Gladyszewski, Tête-à-tête, Mois Multi, Québec, édition 2013

3 Chris Salter en collaboration avec Marije Baalman et Harry Smoak, Just noticeable difference, Mois Multi, Québec, édition 2011 

4 Le mot blind qui signifie aveugle au sens propre peut avoir le sens de subterfuge et de leurre au sens figuré. On peut dire : He was smiling, but I knew It was only a blind... que l’on traduit par : Il souriait, mais je savais qu’il s’agissait d’un leurre...

5 Il est intéressant de souligner que le dispositif de Blind Cinema fait écho à la construction du film L’homme atlantique (1981) de Marguerite Duras dans lequel le spectateur est plongé dans le noir total et captivé par la voix de Duras durant presque toute la durée de la projection.

6 Blind Cinema est un projet qui génère un travail d’imagination de la part du spectateur à la manière qu’Umberto Eco l’a théorisé dans son essai intitulé L’Œuvre ouverte parue en 1965.

7 Les notions de variabilité, d’incertitude et d’indétermination empruntées à la physique quantique (Les relations d’incertitude d’Heisenberg, 1927) comptent parmi les principaux invariants de la pratique multidisciplinaire en ce qui a trait au processus de création, de diffusion et de réception de l’œuvre artistique. Ce sont précisément ces notions qui font le caractère «inclassable» de l’œuvre multidisciplinaire.

8 Les définitions du verbe chuchoter sont particulièrement suggestives dont celles inscrites à la 8e et à la 9e édition du dictionnaire de l’Académie française : Parler bas (en secret) et mystérieusement en remuant à peine les lèvres... Ref.: http://www.cnrtl.fr/ definition/academie8/chuchoter 

9 Régis Durand, Le regard pensif : lieux et objets de la photographie, La différence, Paris, 2002

10 L'homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas. Protagoras d’Abdère, philosophe grec (490-420 av. J.C.) 

11 Nuovo cinema Paradiso, un film italien réalisé par Giuseppe Tornatore en 1989.

12 Lire à ce propos la réflexion d’Italo Calvino, « Visibilité », Leçons américaines, (trad. D’Yves Hersant), Gallimard, Paris, 1988
13 Platon, La République, Livre VII, éditions Les belles lettres, Paris, 2002

BLIND CINEMA, une expérience artistique présentée les 5 et 6 février 2016 au  MOIS MULTI, festival d'arts multidisciplinaires et électroniques. JimiPaulz / Tous droits réservés. © 
Article publié le 15 juin 2016

Caroline Gagné / DÉRIVES ET CONTOURNEMENTS






Caroline Gagné m’a confié ses réflexions à propos d’une œuvre sonore en devenir. Une œuvre dont le titre provisoire —La dérive des icebergs— nous livre une expérience de vie sur la côte terre-neuvienne et les prémisses d’une mystérieuse quête. Artiste visuelle et sonore, Caroline se compare à l’astronome qui explore les contours de l’univers sans cesse fuyant. Elle cherche un titre définitif à ce projet qui entremêle des enjeux politiques et environnementaux. Elle évoque comme sources d’inspiration le beau documentaire de Werner Herzog sur la grotte Chauvet, la richesse d’une œuvre de Jocelyne Alloucherie, les temps forts du voyage en mer qu’elle a fait cet été avec ses amis Jean-Pierre et Josiane. Aujourd’hui, elle prépare sa prochaine étape de travail, une résidence de création au Centre Daïmon à Gatineau P.Q. «J’aurai besoin d’enceintes acoustiques, de transducteurs large bande, de câblages dit-elle... et tout ce qu’il me faut pour créer une installation.»

JimiPaulz : Que représente pour toi les aspects techniques du travail artistique, c’est un facteur de stress, d’incertitude ?

Caroline Gagné : Je suis relativement sereine vis-à-vis les aspects techniques ou spécialisés du travail sonore parce qu’il y a des artisans très compétents aux alentours. À vrai dire, ça ne m’intéresse pas de savoir comment un appareil est construit ou comment il fonctionne. Dès que j’en connais les rudiments et que je peux l’utiliser, je suis satisfaite. Il m’est arrivé de créer quelques œuvres issues de la programmation informatique mais j’avoue que je demeure très attachée à la création d’œuvres in situ.

JPz : Je sais que tes racines artistiques proviennent des arts visuels... Dans quelle mesure l’usage des technologies conditionne-t-il tes projets artistiques ?

CG : Je connais des artistes en arts électroniques ou en arts numériques qui ont conçu des programmes informatiques qui sont, pour chacun d’entre-eux, l’expression d’une œuvre artistique en soi, et je trouve ça fascinant. Chez Avatar, on retrouve plusieurs artistes depuis les fondateurs qui œuvrent de cette manière, j’adore, ça me fait sourire de plaisir... Or mes projets ne sont pas conçus de cette manière là. Je suis plutôt intéressée par ce qui se passe dans la tête des gens à l’écoute des sons que j’ai captés. Quand mon amie Ariane est passée me voir quelques minutes hier, je lui ai dit : viens entendre mes sons... J’ai réalisé que c’était la première fois que quelqu’un écoutait le son de mes icebergs. J’étais prête à le faire et là, j’ai compris que mon but était de faire entendre des sons qui donnent à penser que l’on est en présence des icebergs, même si tout ce qu’on entend —les bruits de la mer et plein de sons abstraits— n’a rien à voir avec les icebergs. J’essaie, de cette manière, de travailler par contours, c’est à dire de faire émerger une forme artistique à mesure qu’apparaissent toutes sortes de petites choses autour d’une idée centrale. Je ne fais rien désormais sans penser à ce processus.

JPz : Si je te comprends bien, tu agis comme s’il s’agissait de construire une constellation d’éléments qui va finir par donner une forme artistique ?

CG : J’aime dire que je travaille comme un astronome qui observe le ciel et qui, un jour, annonce avoir découvert une nouvelle planète mais sans jamais l’avoir vu concrètement cette planète-là. La découverte se fait à partir d’indices, soit par l’entremise d’une ombre portée qui est visible sur une planète située à proximité ou soit à partir d’un changement atmosphérique qui est mesurable. C’est ce que j’essaie d’obtenir en termes de résultats : qu’à l’écoute des sons du vent et de la mer, les gens en arrivent à imaginer l’iceberg, à croire qu’il est bien réel, et qu’il est quelque part pas très loin... C’est la méthode qu’utilise le réalisateur Werner Herzog dans un documentaire intitulé La grotte des rêves perdus qu’il a réalisé à propos de la grotte Chauvet découverte en Ardèche dans les années 90. Plutôt que nous montrer immédiatement les dessins qui ornent la grotte depuis plus 30 000 ans, Herzog laisse le soin aux scientifiques de nous convaincre par leurs témoignages de leur beauté et de leur intérêt, ce qui fait qu’à la fin du film, quand il les dévoile enfin ces dessins préhistoriques, on sent une émotion redoublée et on comprend l’immensité de la découverte ! C’est la méthode de création que j’ai adoptée et développée au fil des ans : dessiner des contours, faire apparaître des choses sans braquer le projecteur dessus directement, laisser la forme se construire et émerger graduellement sur la base d’éléments périphériques.

JPz : Cette méthode de contournement, n’est-ce pas ce qui permet au spectateur de passer de l’expérience à la croyance, et de les combiner ensuite ?

CG : C’est vrai que mes œuvres suscitent un acte de foi ! Évidemment que ma propre expérience se combine avec celle du spectateur qui a déjà vu des icebergs sur des photos ou sur internet. Mais à cela s’ajoute aussi, à ce moment précis de l’histoire de l’humanité, cette grande allégorie de la fonte des glaciers et du réchauffement planétaire. Et c’est de cet iceberg-là dont je veux parler aujourd’hui, celui qui alerte l’opinion et qui suscite tant d’intérêt de la part des artistes et des scientifiques. Cela dit, je souhaite aussi que cette installation en devenir rende compte de l’expérience singulière que nous avons partagée à Terre-Neuve, les sonorités de l’iceberg qui dérive, les battements de l’embarcation contre les vagues tout autour, les anecdotes parsemant l’expédition avec Jean-Pierre et Josiane, tout cela agissant comme des imprégnations qui devraient se retrouver dans l’œuvre finale.

JPz : C’est la démarche de l’explorateur qui revient de voyage avec un énorme bagage sur le plan humain... Tes derniers projets intitulés Ligne de flottaison (2008), Écluse (2009), Cargo (2011), Les erres (2012), Fonte de glace (2013) et Contretypes (2014) sont très associés à la matière liquide —l’eau, la glace, les marées. Ça semble constituer un fil conducteur dans ta démarche artistique. Est-ce le cas ?

CG : Je crois que le hasard y est pour quelque chose. Le fil conducteur reste cette idée du travail par contours que j’ai évoquée plus tôt... Il faut savoir que je demeure ancrée dans la tradition de l’in situ. Je tiens à occuper et à m’imprégner des lieux. Même ici, dans le studio d’Essai, les rideaux noirs, un bout de mur blanc, le ronflement de la ventilation, tout ça pourrait se voir réinjecté dans l’installation qui porte, à première vue, sur la dérive des icebergs ! Tout ça montre à quel point je suis dans un état de grande perméabilité durant le processus de création, surtout en résidence. C’est d’ailleurs l’une des grandes vertus de la résidence : se donner du temps pour déblayer parmi tout le matériel accumulé, faire des choix, travailler par soustraction, enlever des choses, voir ce qui reste... Il s’agit là d’un aspect récurrent de mon processus de création qui consiste à enlever des choses, à enlever de la matière sonore encore et encore, de telle sorte que le résultat artistique repose finalement sur la somme de matériel que j’ai élaguée.

JPz : Et ce voyage réalisé en juin 2014 à St. Lunaire-Griquet, Terre-Neuve, lointain pays des icebergs, il était aussi le fruit du hasard ?

CG : L’idée de départ de cette aventure vient d’un projet photographique grandiose réalisé par Jocelyne Alloucherie dans le cadre des Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie. Des images d’icebergs étaient regroupées dans une exposition qu’elle a intitulée Sirènes. C’est à l’entendre décrire dans un reportage vidéo l’importance du son des icebergs durant ses prises de vues photos que j’ai été fascinée. Wow ! J’ai senti que ça l’avait marqué ! C’est à partir de ce moment que l’idée de capter le son des icebergs s’est imposée pour moi, de telle sorte que les racines de mon projet se sont mélangées avec celles de Jocelyne Alloucherie. J’aimerais bien que l’œuvre que je suis en train de réaliser soit tout aussi inspirante.

JPz : Mais qu’en est-il des étapes à venir de ce projet ?

CG : Il me faudra bien trouver un titre définitif pour cette installation à venir... Avec le recul, je constate que l’idée de la dérive représente très bien le résultat de l’expédition qu’on a réalisée à Terre-Neuve, un voyage parsemé d’évènements inattendus : des journées sous d’épais brouillards, la mer figée dans le frasil, les soirées joyeuses passées à l’auberge, émaillées de chansons maritimes et d’histoires de touristes qui ont croisé la route des icebergs ! Tout ça pour dire qu’on a un peu dérivé nous-mêmes en compagnie des glaciers et de tous ceux qui sont venus à leur rencontre. Maintenant que j’ai franchi un cap dans la réalisation du projet, l’idée de «dérive» ne convient plus. Il me faut trouver autre chose.

JPz : Mais Caroline, n’est-ce pas un voyage qui a les allures d’une odyssée à une échelle réduite, un périple qui se poursuit ici, maintenant, et d’où pourrait surgir un intitulé aux «contours» tout aussi inattendus ?

CG : Peut-être... Je poursuis mes recherches sur l’avenir des pôles, la multiplication des icebergs et je suis fascinée par tout ce qu’on leur attribut d’humain à ces grandes masses de glace. J’ai vu sur internet des vidéos qui ont pour titre La naissance des icebergs, Écoutez le son des icebergs qui meurent, comme s’il s’agissait d’une matière vivante, organique. On finit par croire qu’il se passe quelque chose dans le ventre ou dans la tête des icebergs... comme s’il s’agissait de personnages réels. C’est drôle et inquiétant à la fois.

JPz : Comme si les icebergs constituaient une espèce en voie de disparition... Tu crois que ton projet acquiert de cette manière une dimension politique ?

CG : À coup sûr. Il y a beaucoup de bruits autour des icebergs. Un bruit de mécontentement et de revendication environnementale qui s’élève sur le plan international et ça m’inspire, cette attention artistique, médiatique et politique autour de l’effritement des pôles. Les icebergs font du bruit et ça, ça me plaît comme piste de réflexion artistique.                                                                            

CAROLINE GAGNÉ / Dérives et contournements, une interview réalisée par JimiPaulz au studio d’Essai de Méduse le jeudi 19 mars 2015. Photo: Caroline Gagné. Tous droits réservés. 2015 ©

L'artiste Caroline Gagné s’intéresse aux lieux qu’elle explore en tant que porteurs de contenu sous-jacent. Diplomée en arts visuels de l’Université Laval (Québec), elle témoigne par son travail d’un engagement artistique profond. Le dessin, l'art réseau, l'installation et l'art sonore fondent son parcours multiforme.


Article publié le 30 mars 2015

Paul Lacroix / UN HOMMAGE





J'ai retrouvé entre les pages d'un bouquin l'enveloppe contenant une invitation que Paul m'avait envoyée en 2001, avec mes coordonnées écrites dessus avec des lettres si grandes qu'elles prenaient tout l'espace disponible sur le papier de l’enveloppe, de grandes lettres tracées à l’encre noire avec ses grandes mains à lui qui transformaient en arabesques un prénom assorti d'un nom propre pour dire, j'en suis persuadé, toute l'importance qu'il nous accordait dans sa vie. C'était ses lettres de noblesse. Sur le carton d’invitation accompagnant l'enveloppe merveilleuse, une dédicace manuscrite : D'ombre, de lumière et d'amitié… Paul.

Comment ne pas l’entendre ce soir, ce cher Paul, nous les dire de sa belle voix qui nous manque, ses mots d’ombre, de lumière et d’amitié qu’il aimait adresser à toutes celles et ceux qu'il aimait, les David, Jeanne, André, Nathalie, François, Denis, Marcel, Marie, Lucie, Gisèle, Normand, Yvan, Nicole, Claude, Daniel, Émile, Pierre, Louis, Florent, Lisanne, Danièle, Line, Michel, et vous tous qu’il estimait.

J'aurais aimé avoir le talent de Virginia Woolf pour écrire un roman intitulé La chambre de Paul, librement inspiré de cette œuvre splendide, La chambre de Jacob, un hommage rendu aux êtres disparus sans préavis, aux êtres entiers et de qualité, tel était Paul Lacroix, celui dont la force tranquille du paysan mélangée à l'intelligence vive de l'artiste nous ont laissé des traces de lumière qui éclaireront, ma foi, toute la vie qu'il nous reste à vivre.

J’imagine ce soir Virginia Woolf nous parlant de lui à travers ses propres mots, alors qu’il était jeune homme énergique, solaire et solitaire, parcourant le monde : « Paul se planta devant la fenêtre, les mains dans les poches. De cette fenêtre il voyait trois Grecs enjuponnés ; des mâts de vaisseaux ; des oisifs de la classe la plus humble, flânant ou allongeant le pas, formant des groupes et gesticulant. Ce n’était pas la certitude de leur indifférence qui était cause de sa tristesse ; celle-ci provenait d’une source plus profonde – la conviction qu’il n’était pas le seul à être seul, que c’est le sort commun. Le lendemain, toutefois, tandis que le train qui le menait à Olympie contournait la colline, les paysannes grecques étaient dans les vignes, ensemble ; dans les gares, des vieillards buvaient, tous ensemble, du vin doux. Et bien que Paul restât triste, il ne s’était jamais douté à quel point il est agréable d’être seul… »  

Paul est né en 1929. Il avait le même âge que mon père. Cela me fascine d’imaginer que Paul ait pu être mon père, un deuxième père qui aurait fait la combinaison parfaite avec le premier, tels des jumeaux issus d’un engendrement inexplicable, ce faisant deux hommes de grande valeur humaine à proprement parler, l'un et l'autre ayant mené une vie de travail à la dure, passionnés de travaux manuels et vif comme l'éclair à établir leur sens de l'honneur, de la justice et de la liberté.

L’un de mes pères est aujourd’hui disparu, le Paul Lacroix de Sainte-Marie de Beauce, lui, comme mon père, à l'image du Zénon de L'Œuvre au noir, éclaireur au devant de l'obscurantisme académique, contestataire des morales périmées, éveilleur de conscience, bâtisseur de solidarités humaines. Je me souviens que Paul nous ait encouragés à mettre sur pied nos regroupements d’artistes, ici même dans la communauté artistique du pays. Il veillait au grain. C’est à ces heures de revendications et de luttes pour l’amélioration de nos conditions de vie d’artistes, au début des années 90, que j’ai réalisé la grandeur du personnage, homme réservé mais lucide et engagé à la défense du droit de créer librement et de vivre honorablement de son art. Il était là et cela comptait pour nous tous.

Bien que professeur, on peut dire qu'il ne professait pas : réfractaire à l'esprit de sérieux, Paul cultivait une sorte d'insolence enfantine, nourrie des littératures de son temps, complice de Marguerite Yourcenar par des emprunts qui disaient beaucoup sur ses œuvres, sur la vie, sur l'amour, honorant avec finesse et ironie la Comtesse de Lesbos avec ses Lèvres de velours et autres titres enchanteurs, mêlaillant un cynisme libertaire à de la raillerie bon enfant qu'il partageait fièrement avec son chat… N'aimait-il pas dire qu’il aimait Jouer à chat… titre d’une œuvre manifestement allusif, nous rappelant sa grande fascination pour la Psyché, les figures de rhétorique et le genre animal ?

J'aurais aimé faire l'École des Beaux-Arts, fréquenter comme Paul les Mario Marini, Ossip Zadkine, étudier à l'École des arts visuels sous influence de David Naylor, de Claude Mongrain, de Marcel Jean ou de Nicole Jolicœur. Je me souviens qu'à l'adolescence, l'incapacité de faire une ligne droite au fusain dans une classe d'arts plastiques vous rayait de la carte du monde de l'art, alors que le talent doté d'un don primait sur tout… Marcel Duchamp, John Cage et Paul Lacroix n'avaient pas encore pénétré les esprits du temps à peine sortis des ténèbres. Alors j'ai fait sciences po et voilà ce que ça donne…

C’est un esprit inspirant et généreux qui guidait les agir de Paul Lacroix à notre égard, l’homme de grand talent ouvert sur le monde changeant et déroutant, cultivant cette attitude qui faisait que nous avions, à ses côtés, la certitude d'être un artiste au sens fort du terme et un être humain de surcroît de grande valeur. C'est sans doute cela le plus grand legs de Paul : déjouer la convention académique, tourner le dos aux préjugés, hisser le monde à sa hauteur par ses encouragements, sa proximité, son grand cœur, extraordinaire mutation de l'intelligence de l'autre qu’il transformait en amitié sincère.

Paul en était convaincu je crois : la pratique de l'art consiste à créer du dialogue à partir d'un monologue tracé sur du papier, taillé dans la pierre, moulé dans l'acier, enregistré sur une surface photosensible. Il aimait le pouvoir occulte et transcendant de l'art : révéler, réveiller, mais surtout réunir… au sens de faire se toucher ce qui semblait peu probable. Nous tous réunis à travers lui ce soir, il y reconnaîtrait une belle astuce du destin, cela se passant dans le continuum de nos vies parallèles et de ses œuvres à lui, avec cette sérénité joyeuse qu’il aimait tant. Mystérieuse genèse du vivre ensemble à travers le temps, vous ne trouvez pas ?

Mes premiers mots échangés avec Paul Lacroix portent le nom d'une rivière. La rivière Palmer.

La belle rivière Palmer et ses eaux cristallines qui coulent très froides, très pures, avec ses galets polis, ses pierres de belle taille bien blanches, bien grises, bien noires. Cette rivière qui prend sa source à Saint-Pierre-de-Broughton dans les Appalaches pour se jeter dans la Bécancour, pas très loin de Sainte-Agathe-de-Lotbinière, en passant par le pont couvert transformé en chambre noire le temps d'une marche, avec ses fenêtres minuscules pour voir plus bas les parois escarpées, les surfaces lisses de la pierre flattée par les eaux agitées sous de belles plateformes chauffées par le soleil, là, exactement là où Paul a dû y passer des heures à observer de la lumière et des ombres s'entrechoquer, à hypnotiser du regard les pierres qu'il allait emporter et transformer en Nourritures terrestres, en allégorie charnelle.

Or, toutes ces pierres longeant le littoral de la rivière Palmer nous unissaient Paul et moi par un coup du sort, le beau hasard modelé par des affinités. Je connaissais depuis l'enfance la Palmer qu'on marchaient mon père et moi, à chaque printemps, jusqu'au grand bassin en contrebas de la chute argentée pour y pêcher la truite arc-en-ciel, sous l'œil endormi de naturistes allongés sur la pierre tiède des journées chaudes et ensoleillés. Puis le temps s'est écoulé et les étés ont passé, la pêche est devenue moins bonne et les touristes plus nombreux, et c'est là, sur les belles plateformes rocheuses en surplomb du grand bassin, que j'y ai fait mes premiers paysages photographiques, avec les beaux cailloux laiteux et arrondis que Paul avait laissés derrière lui. Il aimait dire que mes images l’inspiraient et moi je lui rappelais qu’elles étaient ses rejetons. C’est de cette manière que nous aimions parler d’art, de pierres, de poissons et d’eaux vives.

J'y suis retourné l’été dernier, en bordure de la rivière Palmer, et je crois les avoir vus nettement, en amont de la grande cascade, les ombres de son corps aspirées par la lumière d'une fin d'après-midi, les ombres de son corps dansant sur la grosse roche de la plage, parmi des baigneurs ensablés se jetant à l'eau, avec son esprit désinvolte flottant au-dessus des eaux, autour des belles cuvettes d'eau tourbillonnante pleine de truites grande à faire rêver un Roi pêcheur…  

J'imagine que Paul avait très jeune un visage qu'aurait eu plaisir à décrire Anne Hébert à propos d’Une enfance chargée de songes. Peut-être l’a-t-elle fait ? Or, je n'ai pas idée du visage de Paul, enfant ou adolescent. Cette part de lui m’est inconnue. Mais j'ai toujours trouvé que Paul, l’homme adulte, avait une belle tête de paysan Beauceron à la Boris Pasternak, à la Jean Giono, à la Félix Leclerc ; une belle tête d'homme du Nord aussi, une tête norvégienne à la Pelle le conquérant, puis en rêvant un peu, une belle bouille à l'italienne, à la Bertolucci, à la Giacometti...

Mais une belle tête, ce n'est pas tout ! Paul avait de grands bras, longs comme des perches de clôture, animés et signifiants comme des sémaphores maritimes, grouillants comme des tentacules de pieuvres, s'activant plus vite que la parole, ravissants d'agilité à montrer ce qu'il aimait, insinuant l'envie de dire, le désir de prendre, des bras longs comme un bastingage, protecteurs, rassembleurs, toujours prêts à nous tenir par les épaules pour montrer de près le détail d'une image, la fragilité d'un trait sur le papier, pour nous dire aussi qu'on faisait parti de son univers, qu'il nous aimait.

Mais tous ses gestes des bras et des mains ne suffisaient pas à épuiser les possibles du corps, le point d'orgue du grand œuvre de Paul Lacroix. Le corps en majuscule, sans cesse mouvant, en pièces détachées, matrice du désir et du plaisir, la source d'un érotisme joyeux qu'il soulignera dans chacune de ses œuvres. Le corps et ses dérives exacerbées par cette liberté vive et l'énergie qu'on lui connaissait, confondant sans réserve l'art avec la lumière, et la lumière avec la vie.

Lisanne Nadeau dira dans un beau texte publié en 2005 que « les images les plus pertinentes de Paul sont celles où le réel s’efface et ne reste qu’une pulsation lumineuse.» On reconnaît désormais que l'art de Paul Lacroix est tout contenu dans une pulsion de vie, dans un désir qui fait loi, lumineux, intense, jamais rassasié. Paul aimait la voir cette lumière du désir dans le travail des artistes, se déployant sur une esquisse, accompagnant les ombres d’un dessin, surgissant avec lenteur à la surface d’un Polaroïd. Il aimait dire combien « la lumière avale la matière», tout ça dit comme un oracle à propos de l’intangible lumineux, expression pieuse d'un saint qui prophétise à propos de ses œuvres à lui, et qui le seront au final, avalées par une lumière de feu, comme la vie, avalée par le temps : «le temps de l'effroi, des inventaires et des liquidations, des autoportraits et autres ruines». C'est par ces mots titrant ses dernières œuvres qu'il nommera la chose innommable : l'angoisse, l'angoisse de l'homme qui jongle avec l'idée de sa disparition.

Face au temps qui lui reste, Paul sera subjugué par le pouvoir fantastique, et illusoire aussi, de la photographie sur le temps qui passe, qui marque, qui trace. Je crois qu'il avait des parentés énigmatiques avec Niepce, Atget, Nadar et toute la communauté des capteurs de lumière. Au fil des années, il a candidement inséré son œuvre parmi les paradoxes de l'histoire de l’art et de la photographie. Sous un ciel ennuagé, il a mis le feu à ses images comme l'ont fait Edward Weston, John Baldessari, Edward Steichen, Hollis Frampton, sans doute pour changer d'humeur ou le mal de place, comme d'autres brisent des guitares, brûlent des pianos, emballent des ponts, enfouissent de l'art.  

Faut brûler pour briller raconte quelque part le poète John Giorno. Paul Lacroix aura toute sa vie conservé une attitude certes respectueuse mais très lucide à l'égard de l'objet d'art. Il n'ignorait rien de sa richesse tout autant que de sa vacuité, conscient de sa valeur d'usage tout autant que sa valeur d'échange. Paul, ami de la lumière et double d'Anna Blume, ce personnage inventé par Paul Auster qui brûle des livres pour se chauffer le corps et le cœur. Paul Lacroix, c'est l'homme qui pointe de ses grands bras le soleil levant pour nous dire combien nous sommes le feu et sa chaleur... Artiste et compagnon de travail, André Barrette voyait chez Paul un homme singulier, rayonnant : «Énergique, Paul questionne, gesticule, applaudit, je le traite de délinquant, il est heureux. Sa technique a beau être minimale, il crée toujours avec intensité et passion. C’est tout et c’est magnifique.» 

Quand nos gens disparaissent, pères, mères, amis, on se demande si on n’a pas rêvé ce qu'on a vécu auprès d'eux. On cherche leurs voix dans le babil des conversations, on croit les rencontrer dans la rue au passage d'une silhouette. On se retourne, on ouvre grand les yeux… Ce n'est jamais çà. J'en étais ces jours-ci à me demander : et si j'avais tout faux ? Et si Paul avait existé autrement que dans ma perception égoïste ? Et si ma connaissance de Paul n'était que des réminiscences narcissiques, inventées de toute pièce ? J'avais besoin d'une douce gifle d’encouragements —ou d'un coup de pied au Cul de Jean pour reprendre la signature d’une sculpture de Paul— pour me rappeler ce devoir crucial de conserver la mémoire de l’autre, et de se partager l’expérience unique et singulière de l’amitié dont Paul nous faisait l’honneur.

Inspiré d'un long poème de Rachel Leclerc intitulé Les vies frontalières, j’aimerais dire simplement ce soir qu'au terme de son long parcours, Paul sentit son ombre devenir improbable. Du regard, il scella sa vie dans un rideau d'étoiles avant de prendre la route pour une autre planète… Au revoir cher Paul.

                                                                           Gaëtan Gosselin, 5 novembre 2014

PAUL LACROIX / Un hommage rendu à Paul Lacroix par Gaëtan Gosselin lors d’une soirée commémorative organisée par le Musée national des beaux-arts du Québec et l’École des arts visuels de l’Université Laval afin de souligner la contribution de l’artiste Paul Lacroix qui s’est éteint à Québec le 10 avril 2014 à l’âge de 85 ans. L’auteur tient à remercier Madame Nicole Jolicœur, instigatrice de son témoignage, ainsi que Claude Mongrain, David Naylor, Catherine-Ève Gadoury et Line Ouellet. Photo: Gaëtan Gosselin. JimiPaulz / Tous droits réservés. 2014 ©

Article publié le 4 décembre 2014

André Barrette / LES RITUELS





Cher André,
Je n'ai jamais cru que la chasse était un passe-temps parmi d'autres. J’ai beau me chercher des raisons… j'astique chaque hiver la Winchester, l'arc à poulie et les flèches comme le ferait n'importe quel zélateur dévoué à son culte. Ma collègue de bureau, une féministe avertie, croit que c'est une affaire d'hommes en détresse qui rapaillent dans le camp de chasse souvenirs d'enfance et libido débordante. Et pourquoi pas ? qu'il m'arrive de ruminer dans ma tête en tripotant mes bottes de Néoprène…

En compagnie de mes frères Gus et Maurice, le camp de chasse s'anime chaque automne de mille feux de brousse que personne n'oserait allumer dans sa propre maison. On reluque comme des éperviers les quatre directions du paysage, on s'amuse à faire les mirlitons manière Pinard, on joue à la femme de ménage éplorée, on achète la paix aux geais gris avec du pain aux raisins. Enivrés par l'espoir de lendemains qui chantent, on roupille dans la nuit abyssale contre un mur de planches qui sent la gomme d’épinette et la crotte de souris. La collègue du bureau n’a jamais compris combien cette vie parallèle m'était précieuse. Enfin…

Tu ne seras pas étonné d'apprendre qu’on est revenu bredouille de la chasse encore cette année. Pour te dire la vérité, je me réjouis d'avoir échappé une fois de plus aux rituels baroques d’une boucherie improvisée sous la pinède. Je t'avais raconté cette équipée de l’année dernière, alors qu’on chavira le canot au milieu du lac, coulant par le fond un magnifique panache d'orignal? Ouais… Ce qui s'est produit près du lac il y a trois jours vaut mille fois ce mauvais souvenir. Laisse-moi te raconter.

Je ne sais pas ce qui m'a pris cet automne, mais j'avais apporté avec moi des bricoles bon marché pour donner une touche personnelle à la cache qui m'abrite dans un arbre. J'installai dans un coin des petits mobiles de fleurs en métal qui traînaient dans le sous-sol depuis des années; j'ornai une tablette avec des livres de Michel Tremblay que je n'avais pas osé lire en public; je déposai au sol un petit lanternon de chemin de fer alimenté au pétrole et clouai sur les arbres tout autour une série de photographies de paysage découpées dans un livre. Il me semblait que la cache ainsi agrémentée, je pouvais passer des journées entières dans les arbres.

Gus et Maurice savaient que j’y passerais la nuit. Comme leur stratégie consistait à se déplacer lentement autour du lac, on se donna rendez-vous le lendemain. Avec le soleil couchant, je m'allongeai par terre dans la cache, les coudes enfoncés dans un vieux coussin de lainage et je lus tranquillement La grosse femme d’à côté est enceinte sous le feu du lanternon. Hormis le tintement des mobiles au-dessus de ma tête et le gloussement de quelques perdrix, rien de toute la nuit ne brisa la quiétude des lieux.

Au lever du soleil, un dense nuage de brume enveloppait la nappe d'eau cerclée de hautes montagnes. On ne distinguait rien qui vaille à plus de trois mètres quand j'entendis l'écho d'un tumulte liquide aux abords du lac. Le grognement de la bête et le fracas de quelques branches brisées me persuadèrent qu'il s'agissait d'un orignal gigantesque. Je me préparais à braquer l'animal, l'œil vissé dans la mire, quand une chose splendide fit chuter la tension de mon arc. Une maman ours faisant dans les deux mètres tenait par la main trois oursons guillerets qui venaient dans ma direction. J'ai cru bêtement qu'ils allaient s'en prendre à mon repaire, chercher à voir de près les mobiles suspendus au-dessus de ma tête, consulter les plus belles pages de mon livre de Tremblay. Il n’en fut rien.

Plus je les observais en retenant mon souffle, plus je comprenais que la maman ours était venue exprès avec ses petits pour leur montrer les photographies que j'avais clouées sur les arbres. Les oursons prirent tour à tour, dans les bras de leur mère, un long moment à observer chacune des photos comme s'ils cherchaient à reconnaître un morceau de paysage qui leur était familier. Après avoir remis le dernier des oursons sur ses pattes, la maman ours se redressa en direction d'une image qui représentait l'ombre portée d'un homme dans la savane. Elle examina l’image attentivement, la renifla de très près pour s'en saisir à la dérobée. Décontenancé par la scène, je fis tomber avec fracas le petit lanternon qui traînait à mes côtés. La mère et les petits prirent la fuite.

Quand mes frères furent de retour, je n’ai pas osé leur dire que les ours avaient un faible pour les photographies de Carleton Watkins, Harry Callahan, Joseph Sudek. Attablés le soir autour de petits gibiers en sauce cuisinés sous les arbres, ils me confièrent mi-sérieux, mi-rieurs, avoir observé de l'autre côté du lac un ours énorme qui semblait lire une lettre à ses petits… On leva nos verres à la santé des ours et on rentra à la maison sous un ciel argenté. Pour faire plaisir aux ours des alentours, j'ai laissé en partant près du lac toutes les images de paysage que j’avais clouées sur les arbres. On verra bien ce qui en restera l'automne prochain.

                                                                                                      Amitiés, Jimi P.

LES RITUELS — parcours de chasse, une exposition présentée du 2 au 25 avril 1999 à  VU, centre de diffusion et de production de la photographie. Le texte de Jimi Paulz a été publié en accompagnement de l’exposition. Il est reproduit avec l’aimable autorisation de VU. Photo: André Barrette. Tous droits réservés. ©

Article publié le 26 novembre 2014

Josiane Roberge / LA PRIÈRE




On entre dans la petite salle en tirant un rideau de scène qui est noir, qui est lourd. On entre dans la petite salle en compagnie d’un rayon de lumière qui prend les devants, pour éclairer la banquette de bois noir sans garnitures qui est là pour s’asseoir, devant des écrans suspendus côte à côte, mais décalés par des perspectives différentes, opposées. On peut dire qu’un plan d’ensemble est jouxté à un gros plan, que le regard est libre de choisir une vue plutôt que l’autre même si les raisons de le faire demeurent obscures ou confuses.

On imagine que les caméras sont fixement disposées, quelque part au centre du lieu, dans un axe frontal bien réglé, juste à la bonne hauteur pour annuler les effets de plongée, juste à la bonne place pour tracer des frontières, juste à la bonne place pour se faire oublier. Des caméras fixées, immobiles, dédiées à la surveillance du tout près, et du tout loin, assujetties à une sorte de division esthétique du travail, urbi et orbi.

On est libre d’aimer la chose intime qui se produit dans le plan resserré avec les chuchotements de voix, les glapissements de salive, les souffles murmurés. On est libre d’aimer la chose imperceptible qui se trame dans le plan large comme une scène de théâtre qu’on observerait à tâtons de la dernière rangée d’un parterre. Mais voilà que le regard se trouve aspiré par ce qui est proche tout autant que par ce qui est lointain, comme si les vues parallèles se confondaient en une seule pour faire écran, écran de cinéma pour femme attentive et seule.

On entend ces voix assourdies, estompées, mais à peine, qui viennent de l’autre côté du rideau noir. Des voix d’ailleurs qui exaltent les espoirs de la femme qui prie que l’on vienne, vers elle, vers son corps et ses yeux à elle.

Dans le plan large comme un paysage, on voit d’un mètre à l’infini : deux colonnes de bois intégrées à un mur de briques, un parquet cimenté sans poli et bien propre, deux tabourets, une femme qui est assise sur celui de gauche et qui espère que l’on vienne vers elle, s’asseoir près d’elle, sur le tabouret de droite qui est resté vacant, libre. Le lieu est vaste, nimbé par un flux de lumière qui fait les yeux de la femme mobiles et brillants. C’est ce que l’on voit dans le plan rapproché : les yeux mobiles et brillants de la femme qui accueille d’autres yeux mobiles et brillants.

On les verra entrer dans l’image pour rejoindre la femme, la regarder, lui sourire, la prendre au jeu des embrassades : baisers volés, baisers tendres, baisers humides, baisers mouillés, baisers mauves, baisers secrets, baisers d’amour... Avec le temps qui accompagne le long plan séquence réalisé en diptyque, tout cela prendra l’allure d’une offrande, puis d’un rêve d’amour éveillé, puis d’une cérémonie des adieux. De très loin on ne verra pas le frémissement des muscles, ni les soupirs de contentement, ni les rougeurs sur la peau des lèvres tendues. Mais on reconnaîtra d’où qu’on se place, la familiarité des corps qui se trouvent là, l’intimité des histoires communes remémorées en silence, le chagrin anticipé du départ et de la fin.

On aura compris que des expressions de joie immense côtoient des expressions de douleurs à venir dans ce film double-vue construit comme une pierre que l'on jette dans l'eau vive d'un ruisseau... Une installation vidéo simple et sensible que cette prière au grand jour, sans accessoires ni costumes d'apparat, magique et magnifique comme un ready-made fait de matière vivante et de gens qui s’aiment.

LA PRIÈRE, une exposition présentée du 28 mars au 27 avril 2014 dans la petite galerie de L'Œil de Poisson. Photo Œil de Poisson ©

Article publié le 14 avril 2014

Richard Deschênes / SOUSTRACTIONS




On peut regarder des photographies pendant de longues heures et ne rien en tirer. Pas de séduction, pas d'affect ni de délectation, pas de «punctum» pour paraphraser Roland Barthes. D'autres fois, un coup d'oeil furtif sur une image qui n'a pas de dimension stylistique ou historique particulière vous transporte sans crier gare...

Cela s'est produit, a eu lieu, à la vue d'une image de Richard Deschênes intitulée : «Un démonologue bien connu estime qu'il y a, à la louche, cinquante sorcières pour un sorcier.» À lire le titre, on imagine la scène ! Pourtant… Il s'agit d'une image de papier journal plutôt banale, d'un collage réalisé à partir de découpes successives de nombreuses images similaires dans le but d'en extirper des composantes et d'en modifier le contenu d'origine. L'image s'avère un photoshop fait main, rigoureusement réalisé, de visu on le constate, il s'agit d'un bricolage de haut niveau, tout ça faisant partie d'une série d'œuvres intitulée SOUSTRACTIONS.

Comment dire combien cette image qui illustre l'exposition fait penser aux œuvres de l'artiste Gordon Matta-Clark, tellement la parenté formelle et intellectuelle est opportune : architectures de paysages et de bâtiments détournées à coup de découpes raisonnées, déconstructions matérielles et conceptuelles de l'objet usuel —ici la photographie, là le bâtiment— et soustractions de matières dans le but de «pointer» quelque chose...

C'est dans la foulée de Matta-Clark que Richard Deschênes ravive les pouvoirs occultes de la photographie, chose rare par les temps qui courent, à travers ces collages qui en expriment à la fois tout le mystère et l'abondant potentiel, manière de dire à l'intelligence que la photographie, pareil à quelque ouvrage d’architecture, nous cache toujours des choses.

Par un exercice de style particulièrement réussi, mené à partir de photos de presse, Richard Deschênes exploite la densité des images, ce qui les fait si nettes et si peu transparentes à la fois, disons légèrement translucides si cela a un sens, en tout cas le plus souvent impénétrables en dépit de leurs titres ou de leurs légendes.

La photographe et essayiste Gisèle Freund en a brossé un portrait éloquent dans un ouvrage célèbre daté de 1974, illustrant par mille exemples ces jeux de vérités et de mensonges qui se manifestent dès l'invention de l'image photographique : le canular inaugural que nous livre l'Autoportrait en noyé (1840) d'Hyppolite Bayard ; le lyrisme trompeur d'une image intitulée Trois fermiers s'en vont au bal (1914) d'August Saunders ; la légende de cette mort en direct que va nous donner Robert Capa (1936) durant la guerre d'Espagne, mise en scène sans doute aussi brillante que le Raising the flag on Iwo Jima (1944) de Joe Rosenthal.

Les fabulations photographiques sont infinies, et Richard Deschênes en rajoute, à même une méthode qui n'a rien à envier aux traficotages numériques. Ici et là, toujours, on comprend à travers son corpus que toutes les images photographiques opèrent par «soustractions» —vérités et certitudes en moins, toujours propres à produire un écart, une différence vis-à-vis du réel, affaire de champs et de hors-champs, comme une chose qui parle en voix off...

Tout cela fonctionnant par ailleurs comme un énoncé philosophique, un peu, beaucoup, à la manière songée de Jacques Derrida qui pourrait dire des collages de Deschênes qu'ils engendrent de la «différance», parce qu'il y a des marques qui rendent compte de leur construction, parce que du non-dit émerge de leur énonciation, que même si ça semble clair, il n'y a rien de limpide, ni dans les images, ni dans les signes, ni dans les mots, ni dans le bruit ou le silence, que la vérité est là, dans le processus, quoiqu'en disent nos yeux ou nos oreilles... Matta-Clark et Derrida seraient ravis par ce travail englobant, total. La belle chose, déconstruite.

Ce qui est éloquent comme de l'arithmétique chez Richard Deschênes, c'est qu'il fasse de cette notion de «soustractions», et le titre de son projet et le foyer de son propos artistique, l'utilisant à merveille comme une figure de rhétorique consistant à faire de chaque image et sa légende, un condensé de l'histoire de la photographie et de ses dérives incalculables. On peut le dire : le rendu artistique et heuristique de son projet s'avère plutôt fécond, d'autant qu'il nous donne matière à penser ce qu'il y a derrière et au-delà des images.


SOUSTRATIONS, une exposition présentée du 15 novembre au 15 décembre 2013 dans l'Espace européen de VU. Photo, courtoisie de Richard Deschênes / VU PHOTO ©

Article publié le 14 janvier 2014

Paryse Martin / HISTOIRES LACRYMOGÈNES




Voilà. J’y suis. Paryse... J’ai lu qu’elle était née à Caribou, un village du Maine situé à vingt kilomètres du Nouveau-Brunswick. J’ai déplié des cartes, feuilleté des dictionnaires, traversé à la va-vite des dépliants touristiques...  J’y ai cru, que cela allait mener quelque part...  Non, Caribou n’allait pas m’expliquer les légendes «lacrymales» de Paryse...  Oui, j’allais plutôt voir et revoir à maintes reprises ses œuvres disposées sans décors ni tentures, sur le sol, dans les airs, sur des axes, dans la galerie de l’Œil aux murs tout blanc, faire ça pour en saisir les échos, la portée, l’intriguant manège...

À faire le tour, une seule idée, brutale, à peine voilée, vous monte à la tête :   Paryse s'amuse ! On peut le dire et le redire à la suite de l'historien Claude-Maurice Gagnon qui en faisait le titre d'un article sur des travaux de Paryse Martin en 1993. Vingt ans plus tard, Paryse Martin garde le cap et récidive d'entrain «burlesque» avec cette collection d'œuvres splendides qui combinent des évocations terribles qui vont de la gaieté lyrique aux royaumes de la peur.

Bien sûr qu’à première vue les Histoires lacrymogènes font sourire de bon cœur avec ses chevaux cul par-dessus tête, ses attelages de macramé, ses  guirlandes de matières plastiques, ses têtes de turcs en styromousse. Et devant cet étalage de dérision —et le vent Fluxus qui n’est pas loin— difficile de ne pas glousser de satisfaction, de ne pas ouvrir grand nos yeux en appétit !

Mais cela fera un temps... Sachez que le doute va s’installer lentement, faire son œuvre entre les oreilles du spectateur sans qu’un seul mot soit prononcé, ni aucun hymne entonné.  Oeil pour oeil, dent pour dent, et Klomp !  La fantaisie côtoie la frayeur. Pareil manège, que l’on destine d’habitude aux contes pour enfant, est ici, tout là, prêt à nous démonter :  des glaces patinées, des planètes palimpsestes, des horizons de papier ondulés, des bêtes aux ongles mielleux, des têtes qui roulent, des voltigeurs équestres et des lobes de poulpe exorbités dans une gangue... démonisée.

Paryse s’amuse à la dure, emmaillotant le réel dans des habits de plomb. Le manège vole en éclat de lumière. Les fers sont en l’air. Le bestiaire veille au grain, sournois et héroïque comme ce chien de faïence, sentinelle des enfers... Si le défi est ardue, l’accomplissement demeure quant à lui inaltérable, tels L’Histoire de l’Oie, le destin des femmes de Barbe Bleu, de l'enfant du Roi des Aulnes : « Père, père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ? Non, mon fils, non, c'est un banc de brouillard...  Père, père, n'entends-tu pas ce que le Roi des Aulnes me promet à voix basse ? Sois calme, reste calme, mon enfant !  C'est le vent qui murmure dans les feuilles mortes...»

Tout cela plus énigmatique que les larmes, Paryse Martin le conçoit comme un défi à la mort qui sommeille dans ses travaux depuis toujours ; la mort, cette chose absurde qui évoque chez elle la «blessure immense» que seules la passion et l’amour de la vie —et sans doute les formes enjouées de l’art— pourront guérir.  Il nous restera, à la suite de ces contes effrayants et merveilleux, le désir de chevaucher avec Paryse vers cette lumière qui brille quelque part dans les forêts de Caribou.


HISTOIRES LACRYMOGÈNES, une exposition présentée du 6 septembre au 6 octobre 2013 dans la grande galerie de L'Œil de Poisson. Photo, courtoisie d'Yvan Binet / Œil de Poisson ©

Article publié le 2 octobre 2013

Sylvie Larouche / LES THÉÂTRES IDENTITAIRES




On est aspiré, je dirais même, envoûté dès que l'oeil touche de plein fouet le visage au centre de chaque photographie. On avance, on regarde de plus près, puis de très très près... Les marges s'estompent, le rideau tombe. Un portrait ? Oui, des figures et leurs décors, aussi vrais qu'une signature. Puis on croit se reconnaître devant cet autre, planté-là comme un arbre, qui nous ressemble, mais tellement... se voir, voilà, en figures de « style » parées de papiers, de bricoles et de tissus accumulés. Le tout cadré dans un carré, parfait, disposé comme les pièces d'un chalet inventé en pleine ville : bric-à-brac, bricolages et patentes raisonnés. Ébahis, nous le sommes et le restons tout le temps qu'on déambule dans ce vestiaire de visages familiers que nous propose l'artiste Sylvie Larouche.

Je dis familier à dessein parce qu'il s'agit d'un condensé d'images familières, rigoureusement ficelées, qui fait sourire de plénitude tellement il brille de vérité. Oui... j'ai dit vérité parce que certains mots n'ont plus cours. On a certes théorisé à plus finir sur la construction photographique, ses mises en scène bancales et ses faux-semblant, engendrant le doute conditionné, la désuétude du plus vrai-que-vrai, parfois même le refus de voir. Mais il arrive que certaines images nous happent comme la foudre. Et à bien y regarder, nos mains en sont parfois brûlées, nos rétines anéanties. Le réel de la photographie, cette vertu ontologique qui en fait toujours l'écho de quelque chose qui a été, ce « possible absolu » qui nous trouble et nous émerveille en dépit du relativisme ambiant, c'est de cela dont nous parlent les photographies de Sylvie Larouche. Traces tangibles de la vérité en photographie, ses images ont pour titre Catherine, Paulo, Michel, Roland. Ils sont là, sur et par-devers l'image. On les a croisées dans la rue, côtoyées dans un bar, ces figures et leurs décors, aussi réels ou vraisemblables qu'un tremblement de terre à Jacmel.

Une belle leçon de photographie en somme, inspirée de l'approche intime et réfléchie qu'a inventée Lisette Model, et qu'ont renouvelée à leur manière Diane Arbus, Michel Campeau, Nan Goldin, Donigan Cumming, pour en nommer quelques-uns. Tout cela pour signifier combien la quête identitaire de Sylvie Larouche est fabuleuse et réussie : rituels initiatiques saisissants tout autant qu'insaisissables, un genre de « week-end au paradis terrestre »...  Sylvie Larouche nous mène avec candeur, et sans contredit, très près de nos vérités intimes devenues choses communes. De la marginalité, de la différence, vous en voyez vraiment dans ces images ? Moi pas. À n'en pas douter, plus vrai-que-vrai, le propos de Sylvie Larouche est politique, comme il en est de toute photographie, nous dévoilant nos parts cachées à même quelques images d'un voisinage soigneusement préparé, et réussissant, ma foi, à nous montrer du doigt tel que nous sommes.


LES THÉÂTRES IDENTITAIRES, une exposition présentée en octobre et novembre 2011 à  VU, centre de production et de diffusion de la photographie. Photo, courtoisie de Sylvie Larouche / VU ©

Article publié le 1 novembre 2011

Caroline Gagné / CARGO


On peut dire que l'art induit de la fabulation à mesure qu'il s'éloigne des schémas invariables de la vie quotidienne. Il s'agit de ces formes d'art qui combinent pour un temps des ingrédients tout aussi hétéroclites qu'un barrissement d'éléphant, une serpillière et de la confiture de coing. On peut aussi dire que l'art enclenche de la fabulation à mesure qu'il introduit dans la réalité immédiate des expériences qualifiées d'inédites, d'inattendues ou de tout à fait improbables. Parmi les exemples infinis qu'on puisse citer, les récits d'Homère, l'Odyssée de Kubrick et les enregistrements de Bill Evans au piano Fender Rhodes peuvent servir d'illustrations...

Il s'agit bien sûr d'un raccourci commode pour affirmer que d'un seul coup, à la voir et à l'entendre, l'installation de Caroline Gagné enclenche tous ces mécanismes patents de la fabulation. Morceau de réel délocalisé, surgissant de l'ombre débarrassée, on pourrait dire, de « l'écume des jours », CARGO évoque mille voyages sur des eaux intérieures comme le font, à chaque fois qu'on les admire, les paysages immobiles d'Eugène Atget... Les aciers arrachés à leur gigantisme, la mer à portée de main qu'on s'y jetterait et le vacarme maîtrisé des machines calées sous le pont... tout cela se prête à une dérive quasi irrésistible, à se croire avec Duras sur le Mékong, appuyés au bastingage du Navire Night !

On peut dire que l'installation de Caroline Gagné agit comme l'effet de la lumière sur une matière argentique, à peu près comme une trace photographique au sens le plus pur du terme : cadrage et découpe méthodiques du réel, effets maîtrisés de vérisimilitude, liaisons de contiguïté absolue avec la chose « enregistrée » sur bandes sonores et vidéo. Comment ne pas y croire à cette image ondulatoire ? Caroline Gagné et Mériol Lehmann ont fait la traversée, rédigé des cahiers de bord, trinqué en compagnie des officiers. Et comment ne pas y retrouver, quelque part sur ce vaisseau, un peu de ce pouvoir de faire jaillir la subjectivité, ce que Roland Barthes évoquait à propos du « punctum » de la photographie ?

Cargo est une image, Cargo est un mouvement. À son point d'entrée, l'installation est vaste comme la mer, large comme un navire de transit océanique. On monte sur le pont, et on rêve en passager solitaire... Là devant, il y a la mer, et un peu plus loin des sonorités maritimes. A son point de sortie, l'installation condense tout son potentiel dans un hublot de pacotille, ouverture minuscule et miroitante par laquelle le rêve pourrait franchir le mur et se réaliser... Cela arrive parfois en quittant le pont de cette oeuvre magistrale, en passager clandestin.

CARGO, une installation présentée dans le cadre du Mois Multi en février 2011 à L'Oeil de Poisson. Photo, courtoisie de L'Oeil ©

Article publié le 12 avril 2011

Barrette-Ferland / Marx, la Danseuse et la Coupe Stanley


On s'imagine à tort que l'érudition serait cette chose toute faite de connaissances savantes, tirées de bouquins anoblis par l'usage de citations anciennes imprimées sur vélins. L'érudition a aussi des lettres de noblesse incarnées dans le savoir relatif aux conditions de la vie quotidienne : voisinages de quartier, salles de lavage, jalousies de couples et discussions de cuisine. C'est à peu près cette combinaison d'éruditions — la savante et la populaire — à laquelle nous convient André Barrette, le photographe et Rémi Ferland, l'écrivain, dans un ouvrage de poche à l'intitulé tout aussi évocateur qu'un titre Duchampien : Marx, la Danseuse et la Coupe Stanley.

Avec le temps, les tavernes et les bars salons sont disparus, et avec eux certaines manières d'habiter l'espace, de nommer le temps qu'il fait, d'afficher ses couleurs et d'être humain autour d'un corps à poil. Barrette et Ferland feront époque à l'intérieur de cercles restreints... comme tous ces autres de l'intelligentsia nés en périphérie des Empires. Mais de cela, on s'en fout ! La chose de papier est là, dans mes mains : un livre format de poche, un vrai, qu'on devrait justement traîner dans sa poche, ou dans son sac, pour relire de temps à autre ces textes d'orfèvrerie dépouillée, et regarder ces images du temps qu'il faisait ce jour-là, à l'entrée du grill, quand Marx, la danseuse et la coupe nous ont glissé entre les doigts...

Marx, la Danseuse et la Coupe Stanley, publié aux Éditions J'ai VU en 2010. Centre VU Photo.

Article publié le 25 janvier 2011

Doyon-Demers / PLAN B


Il arrive parfois que l'oeuvre d'art soit fermée comme on le dit d'une crypte, sans ouverture ni horizon, retenant à l'intérieur ses clefs, ses codes et ses émanations. Puis il arrive d'autres fois que l'oeuvre d'art soit un gisement d'évocations et de sens, tout aussi limpide que nébuleux, et dont on ne pourra contenir, jamais, ni le flot, ni le flux, ni le débit. Ça prolifère, ça exagère, ça exulte dans mille directions... Ça parle sans demander, comme du désir...

C'est la grande qualité —et tout l'essentiel je dirais— de l'installation intitulée PLAN B des artistes Doyon/Demers : pléthorique d'allusions politiques, évocatrice d'expériences limites et génératrice tout autant de signes vitaux que de mort à Venise.

Ça évoque, évidemment, à la mesure de cette chose nommée « container » : multiple du même et du pareil, symbole formidable du transit universel, royaume du confinement, tombeau sans issue des sans-papiers, maison sans lumière des banlieues roumaines sous Nicolae Ceausescu. Planté dans la ville, le container donne froid dans le dos. Lui donner un seuil de porte à franchir donne la nausée. Qu'importe, la chose est là, devant, tout en haut, comment résister ?

À vaciller sur le trampoline, on se convainc que le plan A visait sans doute à l'ensevelir ce container assorti d'une échelle, et en grande pompe s'il-vous-plaît, comme l'ont fait dans le passé pour d'autres œuvres les Doyon/Demers indisciplinés... Mais l'exécution du PLAN B a fait en sorte, et heureusement, qu'on s'y retrouve à l' intérieur, sur le pont, pour y sentir du vertige instantané, et du sublime à haute teneur, provoqués par cette image plénière de soi qui n'arrive pas, jamais, à émerger, à se produire, à naître dans le concassé des glaces.

Éloge du néant aux abords du grand fleuve ? Assurément. Chose rare par les temps qui courent, le PLAN B des Doyon/Demers nous aura fait l'honneur d'un beau passage « avide », autrement dit, d'un transit merveilleux comme seules en sont capables les machines célibataires.

Installation in situ présentée sur le quai Boisseau à Québec, en mai et juin 2010 dans le cadre de la Manif d'art 5.

Article publié le 30 juin 2010

Cooke-Sasseville / MOURIR ENFIN





À
première vue, ça surgit comme une hallucination qui dure le temps qu'on passe de l'antichambre claire à la salle obscure : il y a d'abord le chic, puis le choc et la découpe...

Derrière la balustrade, l'étalage est cadré en « vitrine cinémascope ». La communion se fait debout et sans tirer la langue. Au cœur de la pénombre, comme s'ils étaient sous une cloche de verre, des ventriloques tiennent des lampes torches comme des poignards : armes blanches dans le noir, volatile. Extinction de voix, rapaces exangues, machines rotatives : encore jeune, la terre continuera de tourner.

Mise en scène à l'avenant comme seuls le feraient des étalagistes de haut vol — Koons, BGL, Greenaway, Linch— la pièce montée de Cooke-Sasseville est superbe tant elle respecte les lois de la gravité plastique. L'image d'Épinal, c'est le moins qu'on puisse dire, fait à la fois sourire et monter dans la gorge une inquiétude de passage.

Théâtre d'opérations sanguinaires, l'installation conjugue en effets tout le futur de l'art contemporain : non plus au registre de la galerie d'art mais au registre de la scène. La chose est cruciale et sans équivoque : là, devant, s'exécute en boucle une tragédie comique, irréversible, réglée comme une horloge. Shakespeare et mannequins en stock, il n'y manque que le pendillon... C'est cela, Cooke-Sasseville, un vrai double bind médiatique, l'un passant côté cour, l'autre côté jardin, comme on passe l'arme à gauche pour devenir demi-Dieux...

À la lueur du sang séché, on comprend que Mourir enfin soit une opération complexe et délicate, soit celle de dire par une allégorie motorisée tous les bienfaits de la suspicion.

Installation présentée à Québec dans le cadre de la Manif d'art 5, mai et juin 2010.

Article publié le 1 juin 2010

Harold Rhéaume / NU











L
e fils d'Adrien et Harold Rhéaume sont de retour avec le magnifique NU, une oeuvre chorégraphique qui incarne tout le potentiel de la danse : énergétique, sensible, euphorique... Oui, euphorique dans le sens si justement exprimé par ce tableau de l'homme porté par l'homme, dont l'élévation à l'épaule fait le geste quasi transcendantal. Sensible et symbiotique, il va s'en dire, au travers la connivence de corps à quatre mains, fiévreux, hardis ou détraqués dans leurs battements, selon que l'ambiance est mélodique ou sonore. Et si riche d'énergie qu'on y croit dur comme fer à cette passion ancrée dans la matière à la fois solide et labile, du corps et de l'être danseur. Parce que les danseurs de NU sont bel et bien des êtres vivants. Ils ont un souffle, de la voix. Leurs rêves amoureux sont assortis d'espoir et de mauvais présages. Le coeur dansé a ses raisons, et la raison a ses lumières...

Reste qu'Harold Rhéaume a les siennes, ses raison, ses lumières, et qu'à travers NU —ses créateurs, compositeurs et interprètes, tous brillants— il nous fait le plaisir d'une écriture scénique sans ornements dont les ronds de lumière émerveillent, je dirais, comme le font des ronds dans l'eau.

NU, présenté par la Rotonde (Québec) en avril 2010.

Article publié le 29 avril 2010