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Richard Deschênes / SOUSTRACTIONS




On peut regarder des photographies pendant de longues heures et ne rien en tirer. Pas de séduction, pas d'affect ni de délectation, pas de «punctum» pour paraphraser Roland Barthes. D'autres fois, un coup d'oeil furtif sur une image qui n'a pas de dimension stylistique ou historique particulière vous transporte sans crier gare...

Cela s'est produit, a eu lieu, à la vue d'une image de Richard Deschênes intitulée : «Un démonologue bien connu estime qu'il y a, à la louche, cinquante sorcières pour un sorcier.» À lire le titre, on imagine la scène ! Pourtant… Il s'agit d'une image de papier journal plutôt banale, d'un collage réalisé à partir de découpes successives de nombreuses images similaires dans le but d'en extirper des composantes et d'en modifier le contenu d'origine. L'image s'avère un photoshop fait main, rigoureusement réalisé, de visu on le constate, il s'agit d'un bricolage de haut niveau, tout ça faisant partie d'une série d'œuvres intitulée SOUSTRACTIONS.

Comment dire combien cette image qui illustre l'exposition fait penser aux œuvres de l'artiste Gordon Matta-Clark, tellement la parenté formelle et intellectuelle est opportune : architectures de paysages et de bâtiments détournées à coup de découpes raisonnées, déconstructions matérielles et conceptuelles de l'objet usuel —ici la photographie, là le bâtiment— et soustractions de matières dans le but de «pointer» quelque chose...

C'est dans la foulée de Matta-Clark que Richard Deschênes ravive les pouvoirs occultes de la photographie, chose rare par les temps qui courent, à travers ces collages qui en expriment à la fois tout le mystère et l'abondant potentiel, manière de dire à l'intelligence que la photographie, pareil à quelque ouvrage d’architecture, nous cache toujours des choses.

Par un exercice de style particulièrement réussi, mené à partir de photos de presse, Richard Deschênes exploite la densité des images, ce qui les fait si nettes et si peu transparentes à la fois, disons légèrement translucides si cela a un sens, en tout cas le plus souvent impénétrables en dépit de leurs titres ou de leurs légendes.

La photographe et essayiste Gisèle Freund en a brossé un portrait éloquent dans un ouvrage célèbre daté de 1974, illustrant par mille exemples ces jeux de vérités et de mensonges qui se manifestent dès l'invention de l'image photographique : le canular inaugural que nous livre l'Autoportrait en noyé (1840) d'Hyppolite Bayard ; le lyrisme trompeur d'une image intitulée Trois fermiers s'en vont au bal (1914) d'August Saunders ; la légende de cette mort en direct que va nous donner Robert Capa (1936) durant la guerre d'Espagne, mise en scène sans doute aussi brillante que le Raising the flag on Iwo Jima (1944) de Joe Rosenthal.

Les fabulations photographiques sont infinies, et Richard Deschênes en rajoute, à même une méthode qui n'a rien à envier aux traficotages numériques. Ici et là, toujours, on comprend à travers son corpus que toutes les images photographiques opèrent par «soustractions» —vérités et certitudes en moins, toujours propres à produire un écart, une différence vis-à-vis du réel, affaire de champs et de hors-champs, comme une chose qui parle en voix off...

Tout cela fonctionnant par ailleurs comme un énoncé philosophique, un peu, beaucoup, à la manière songée de Jacques Derrida qui pourrait dire des collages de Deschênes qu'ils engendrent de la «différance», parce qu'il y a des marques qui rendent compte de leur construction, parce que du non-dit émerge de leur énonciation, que même si ça semble clair, il n'y a rien de limpide, ni dans les images, ni dans les signes, ni dans les mots, ni dans le bruit ou le silence, que la vérité est là, dans le processus, quoiqu'en disent nos yeux ou nos oreilles... Matta-Clark et Derrida seraient ravis par ce travail englobant, total. La belle chose, déconstruite.

Ce qui est éloquent comme de l'arithmétique chez Richard Deschênes, c'est qu'il fasse de cette notion de «soustractions», et le titre de son projet et le foyer de son propos artistique, l'utilisant à merveille comme une figure de rhétorique consistant à faire de chaque image et sa légende, un condensé de l'histoire de la photographie et de ses dérives incalculables. On peut le dire : le rendu artistique et heuristique de son projet s'avère plutôt fécond, d'autant qu'il nous donne matière à penser ce qu'il y a derrière et au-delà des images.


SOUSTRATIONS, une exposition présentée du 15 novembre au 15 décembre 2013 dans l'Espace européen de VU. Photo, courtoisie de Richard Deschênes / VU PHOTO ©

Article publié le 14 janvier 2014

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